L’aigle solitaire
J’avais fait une centaine de mètres, quand, tout d’un coup, j’ai pris à gauche et refait le tour du pâté de maisons pour revenir à l’endroit où se trouvait la voiture bousillée de Pilon avec les quatre Noirs. Je suis arrivé par derrière eux. Ils étaient là, debout, à regarder dans la direction dans laquelle j’étais parti.
J’ai klaxonné et ils se sont retournés.
Je n’oublierai jamais leur expression quand ils m’ont vu. Les trois qui n’étaient pas blessés avaient de nouveau ramassé leurs rasoirs. Quand ils m’ont vu, les trois rasoirs leur sont tranquillement tombés des mains et sont retournés sur la chaussée où ils commençaient à avoir élu domicile. Au point où on en était, les rasoirs ne semblaient plus jamais pouvoir transformer quoi que ce soit en petite daube, ni même raser quelqu’un de façon potable.
Ils avaient fait leur temps.
Le Noir avec un trou dans la jambe m’a fait un grand sourire éclatant quand il m’a vu. « Me’de ! il a fait. C’est enco’P’tite Daube. Qu’est-ce qui se passe maintenant ? T’es’evenu che’cher not’culotte ? »
Les trois autres Noirs ont trouvé ça marrant, et ils se sont mis à rire. C’était assez marrant. Moi-même, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Mis à part qu’ils voulaient me découper en rondelles, c’était de braves types.
« Non, non, gardez-les vos grimpants, j’ai dit.
— Tu es le Pè’Noël, alo’dit Sourire.
— Qui vous a payés pour me piquer ce corps ?, dis-je. C’est tout ce que je veux savoir.
— Et pou’quoi tu l’as pas dit ?, a dit Sourire. Me’de ! Ça, alo’, c’est pas bien compliqué. Un gars avec un cou comme un t’onc d’a’be et une petite poupée blanche magnifique qui buvait de la biè’e mais qu’allait jamais pisser. Je ne comp’ends pas où elle a mis toute cette biè’e. C’est eux le pat’on, mais maintenant, bien sû’, le pat’on, c’est toi.
— Merci, j’ai dit.
— Me’de alo’, P’tite Daube, dit Sourire. Y’a pas de quoi, mais ne me ti’e plus dessus. Je suis t’op vieux maintenant pou’les balles. T’as pas besoin d’associés, des fois ?
— Non, dis-je. Je suis un aigle solitaire. »
Cette fois-ci, ils m’ont tous fait un grand au revoir de la main quand j’ai démarré au volant de leur voiture.